Wednesday 31 January 2018

Vingt leçons de tango : Première partie : Évolution

Pantalons de tango amples et grand boleos ont cédé la place à des jupes moulées et une danse à étreinte rapprochée.

Traduit par François Camus
Lire le texte original en anglais ici

J’ai pris ma première leçon de tango en 1997. L'année passée, je me suis rendu compte que cela signifiait que je dansais le tango depuis 20 ans! Ce fut toute une aventure.

Est-ce que ça en a valu la peine? Absolument.

Est-ce que cela a été facile? Bien sûr que non.

Au cours des ans j’ai appris plusieurs choses. J’ai appris la confiance et l’humilité, j’ai appris à lâcher prise et à me défendre, à être à la fois plus dure et plus compréhensive, à guider et à suivre, à m’exprimer et à écouter, à être engagée et détendue, à anticiper ce qui est à venir tout en vivant le moment présent, à suivre les règles tout en pensant en dehors des sentiers battus.

Sans ordre spécifique, j’ai retenu 20 choses que j’ai apprises en 20 ans de tango. Afin de garder mes articles courts et de publier plus régulièrement j'ai décidé de publier une « leçon » par semaine au cours de 20 semaines.

Leçon no 1. Le tango évolue et nous devons évoluer nous aussi. 

Le tango a changé depuis mes débuts il y a 20 ans. La danse a changé, les tendances et les usages ont changé, ma ville a changé et bien sûr j’ai changé moi aussi. Dans le temps, l’apprentissage du tango consistait à apprendre des pas. À la fin de Tango 2, je crois que j’avais déjà appris les ganchos et les boleos, les barridas et les sacadas. Les enseignants ne parlaient pas vraiment de suivre la ligne de danse, ou la ronda. Tout au plus mentionnaient-ils que les danseurs se déplaçaient sur le plancher de danse dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Les DJ ne jouaient pas de cortinas pour distinguer les tandas; et personne n’utilisait le cabeceo. Le spectacle « Forever Tango » de Broadway faisait une tournée mondiale tandis que les films « La Leçon de tango » de Sally Potter et « Tango » de Carlos Saura venaient juste de sortir. Autour de nous il y avait des figures tape-à-l’oeil et de la musique dramatique en abondance. Les pièces instrumentales de Pugliese et les bandes sonores de ces films et spectacles jouaient partout. Quelques années plus tard, le nouveau groupe Gotan Project introduisit un son nouveau, tout aussi dramatique et résolument moderne qui était un signe des temps à venir. Les chaussures de tango importées d’Argentine n’étaient pas encore facilement disponibles alors nous dansions avec ce que nous pouvions trouver. Montréal était déjà un joueur majeur sur la scène du tango Nord-Américain, et on pouvait déjà danser sept soirs par semaine, mais chaque soir il n’y avait qu’une seule milonga au programme, alors toute la communauté savait où aller, se rassemblait et chaque événement était un succès assuré.

Dix ans plus tard, la musique de style électro-tango fusion de Gotan Project faisait rage et était réinventée par Bajofondo, Narcotango et de nombreux autres. Avec cette musique « nuevo » est venu un style de danse que les gens appelaient aussi tango nuevo avec son étreinte élastique très caractéristique, des figures expérimentales hors axe et d’énormes boleos exécutés par de jeunes tangueras flexibles portant d’amples pantalons, funky et confortables. Le trafic sur plusieurs planchers de danse était un vrai cauchemar. Quelques studios de danse vendaient des chaussures Comme Il Faut et Neo Tango d’Argentine. Les pieds de toutes les meilleures danseuses étaient parés de tissus colorés, pailletés, ouverts aux orteils et montés sur des talons aiguilles. Paradoxalement, les cortinas étaient jouées dans presque toutes les milongas, de même qu’une part de plus en plus importante de musique de tango moderne et expérimentale, de Gotan et Otros Aires en passant par des choix de musiques alternatives allant des Beatles à Édith Piaf. La scène du tango montréalais avait commencé à s’étendre au-delà du Plateau Mont-Royal et du centre-ville allant vers l’est, l’ouest et même en dehors de l’île dans une ou deux banlieues.

Peu de temps après est venu un fort ressac contre toute forme de musique tango « nuevo » ainsi qu’envers les styles de danse qui occupent plus que leur juste part d’espace sur le plancher de danse. La musique de l’Âge d’or du tango est rapidement revenue en force au cours de la dernière décennie, de même que l’étreinte rapprochée, une ligne de danse conviviale et le style de danse milonguero. Maintenant, aucun DJ n’omet les cortinas et presque tous les enseignants encouragent l’usage du cabeceo ainsi que le respect de la ronda sur le plancher de danse. Plusieurs marques de chaussures haut-de-gamme à production limitée importées d’Argentine et d’Europe sont vendues dans presque tous les studios de tango. Des vêtements conçus pour le tango sont aussi disponibles partout, fabriqués en quantité limitée par de petits designers. Les pantalons amples sont passés de mode, remplacés par des jupes moulantes à hauteur de genou, parce que plus personne ne lance les jambes en l’air, du moins pas dans les milongas. Montréal est toujours une grande ville de tango (voir l’édition québécoise de Modern Tango World pour en savoir plus), mais d’innombrables autres villes en Amérique-du-Nord et ailleurs dans le monde ont pris le pas, nous ont rattrapées et même surpassées. Le Tango est devenu global, grâce en grande part à YouTube, Facebook et autres média-sociaux, ainsi que la prévalence des voyages à l’étranger. Les tendances en musique et en danse voyagent avec les danseurs. Nous sommes de plus en plus influencés par le style et les mouvements des maestros d’Argentine, d’Europe et d’ailleurs dans le monde. Au cours des dernières années, les milongas ont poussé comme des champignons, ici même à Montréal et dans les banlieues. Il peut y avoir jusqu’à cinq milongas offertes le même soir, ce qui signifie qu’il y a beaucoup de choix pour les danseurs, mais les organisateurs ne sont plus assurés d’avoir du succès.

Certaines personnes qui dansent depuis aussi longtemps que moi sont nostalgiques des vieux jours quand les choses étaient supposément plus simples, plus conviviales et plus insouciantes. Je crois cependant qu’au tango, comme dans la vie, plusieurs personnes voient le passé avec des lunettes roses. Peut-être que personne ne coupait notre plaisir en nous harcelant au sujet de la ligne de danse, mais une navigation insouciante était généralisée et il y avait de nombreuses collisions sur le plancher de danse. Peut-être que personne ne nous poussait à utiliser l’étrange cabeceo, mais il y avait alors ces inconfortables moments de rejet, de refus embarrassant et de piètres excuses. Le monde des affaires du tango était plus facile et il était facile de retrouver nos amis à la seule milonga du vendredi soir, mais il y avait moins de choix, et la variété n’ajoute-t-elle pas du piquant à la vie? De toute façon, la façon dont les choses étaient est la façon que c’était, et la façon dont les choses sont aujourd’hui est ce qu’elle est… jusqu’à la prochaine évolution, laquelle est, évidemment, déjà en mouvement.

Qu’est-ce qui s’en vient? La tendance est que les enseignants délaissent de plus en plus les séquences complexes et les mouvements impressionnants pour travailler la posture, la musicalité, la technique et l’étreinte tout en insistant sur le respect de la ligne de danse et l’utilisation du cabeceo (Yé!) En même temps, au plan musical, je constate un ressac contre le ressac, plusieurs danseurs demandent aux DJ de sortir de la boîte et de penser à nouveau au-delà de l’Âge d’or. Au-delà de cela, je peux seulement attendre et voir ce qui adviendra, comme tout le monde. Et je l’attends avec impatience.

Prochain article : Leçon no. 2 : L’étreinte est tout