Thursday 15 November 2018

Vingt leçons de tango : Septième partie : Le tango versus l’ego

Une milonga ne s'agit pas seulement de danser le plus de tandas possible.
C'est aussi pour rencontrer des amis, écouter de la belle musique et regarder les autres danseurs.

Traduit par François Camus 

Lire le texte originale en anglais ici

Pour souligner ma 20e année à danser le tango, j’ai retenu 20 leçons que j’ai apprises au cours des 20 dernières années dans, à travers, ou au sujet de cette danse, quelques une plus difficiles que d'autres.


Leçon no 7 : Vous avez besoin d’avoir la peau dure pour danser le tango. Si vous lisez ceci, vous aimez probablement le tango. Vous devez aussi savoir que ce n’est pas aussi facile que vous pensiez et que ça peut malmener votre ego.

Il y a des danseurs avec de gros ego, mais cet article ne porte pas sur ce sujet. Cet article est au sujet de la manière dont le tango peut malmener votre ego et votre estime personnelle à plusieurs niveaux.

Comme apprenti du tango

Le tango est une danse sociale et l’on dit que c’est une danse pour tous. Vous avez certainement entendu dire « si vous pouvez marcher, vous pouvez danser le tango ». C’est la devise de ma propre école et, bien que je la maintien, je dois avouer que ce n’est pas parce que vous pouvez marcher que vous pouvez bien danser le tango. C’est un fait auquel tous les danseurs doivent faire face s’ils veulent s’améliorer et aller de l’avant.

Après quelques leçons, nous commençons à réaliser que la simplicité même du tango est ce qui le rend difficile. Le tango est un équilibre délicat, plein de paradoxes et de contradictions. Il faut de la clarté et de la subtilité, une étreinte à la fois douce et ferme, des jambes à la fois puissantes et libres, des genoux en extension et mobiles. Bien que le tango social ne requiert pas une grande flexibilité et n’est pas une activité de grande intensité cardiovasculaire, il requiert de la force, de l’équilibre et une bonne posture. Il requiert aussi beaucoup de conscience corporelle. Le fait est que ceux qui ont peu de conscience corporelle sont souvent ceux qui ignorent ce fait. Prendre conscience du peu qu’on connaît de son propre corps peut porter un dur coup à l’ego. Il faut aussi être conscient de notre partenaire et de ceux autour de nous, et donc avoir de bonnes habiletés de communication et d’écoute.

Le tango est l’ultime exercice multitâche. Vous devez coordonner en même temps chacun de vos mouvements avec la musique, votre partenaire et les couples évoluant autour de vous sur la piste de danse, planifier le prochain mouvement tout en étant constamment prêt à réagir et à modifier ce plan, et tout ça en donnant l’impression et la sensation que c’est fait sans effort. Cela semble beaucoup et ça l’est.

Tout ceci constitue la beauté du tango et la raison pour laquelle il est si satisfaisant quand on commence enfin à comprendre et chaque fois qu’on saisit quelque chose de nouveau. C’est aussi la raison pour laquelle on peut danser le tango pendant des années sans jamais s’ennuyer. Il y a toujours place à amélioration : une meilleure étreinte, une posture plus droite, des pas et des pivots plus solides. Puis il y a la musique. Elle est composée de nombreuses couches et offre tant de possibilités aux danseurs. Comme débutants, même si on aime la musique de tango, souvent on n’entend pas ou on n’apprécie pas les subtilités des différents orchestres, mais plus on danse et plus on écoute, plus on peut jouer avec les subtilités de la musique. C’est pourquoi les danseurs les plus avancés qui maîtrisent la musicalité ne se lassent jamais des classiques de l’Âge d’or, parce qu’il y a toujours une nouvelle couche avec laquelle jouer et à redécouvrir.

Je crois que la clé pour ne pas devenir frustré et ne pas abandonner quand on réalise à quel point le tango est difficile et que l’apprentissage est un processus sans fin, c’est d’apprécier chaque étape du cheminement. Récoltez les bénéfices de votre dur labeur et notez-les. Peut-être que vous vous tenez plus droit dans votre vie quotidienne, ou vous marchez sur la rue avec plus de confiance en vous, ou vous avez développé une meilleure écoute envers les autres. Regardez occasionnellement en arrière et constatez tout le chemin que vous avez parcouru. Quand vous vous surprenez à regarder devant et que vous vous sentez dépassés par tout ce qu’il reste à apprendre, voyez-le comme un cadeau que vous continuez à vous offrir, parce que cela signifie que les récompenses aussi sont sans fin.

Comme danseur « social » 

Socialement, le tango est une question d’interactions et de connexions humaines. Si vous aimez le tango, vous recherchez probablement ces interactions et les appréciez dans leur ensemble. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont toutes positives. Il faut toutes sortes de personnes pour créer le monde du tango et bien que chaque rencontre soit merveilleusement différente, chaque rencontre n’est pas nécessairement merveilleuse. Voici quelques expériences déplaisantes que vous avez probablement déjà vécues et que vous vivrez encore.

Le partenaire professeur. Malheureusement, on rencontre souvent ce type sur la piste de danse et dans mon blogue. Si vous me connaissez ou connaissez mes écrits, vous savez déjà qu’enseigner sur la piste de danse est l’une des choses qui m’agacent le plus. Le comportement professoral inclus n’importe quel type de commentaire ou de rétroaction sur votre danse allant de votre étreinte à votre marche, à la guide pour un mouvement que vous ne comprenez pas. Cela inclus aussi les ajustements non-verbaux à l’étreinte ou à la posture de votre partenaire, placer leur main différemment ou abaisser leurs épaules par exemple. Conseils, rétroactions, corrections tombent tous dans la même catégorie.

Les comportements professoraux sont une question d’ego de part et d’autre. Ils en disent beaucoup au sujet de l’ego de l’auteur parce que l’auteur suppose automatiquement que l’autre personne est le problème. Surmonter ce comportement signifie reconnaître que vous êtes au moins 50% du problème, ce qui est difficile à admettre pour votre ego.

Évidemment, être le récipiendaire d’enseignement sur la piste de danse est aussi difficile pour l’ego. Vous pouvez vous sentir en colère ou blessé, défensif, inférieur, insécurisé ou simplement agacé, et cela se comprend. Sans mentionner le fait que d’interrompre le flux de la danse pour vous corriger brise tout le plaisir du moment présent et de la connexion qu’il pouvait y avoir.

Dans mon livre à moi, enseigner, corriger ou ajuster votre partenaire pendant une milonga est totalement inacceptable. Toutefois, vous y serez tous confrontés à un certain moment. Que pouvez-vous faire lorsque confronté à ce comportement? Je suggère de garder le silence et de maintenir une attitude neutre lors du premier commentaire ou ajustement. Si les corrections continuent, dites quelque chose. Habituellement, les phrases au « je » sans confrontation fonctionnent le mieux comme par exemple « je préfère ne pas parler lorsqu’on danse ». Si le comportement persiste, sentez-vous libre de dire « merci! » à la fin de la chanson et de terminer la tanda prématurément. Si votre partenaire est offensé ou demande pourquoi, soyez direct. Je ne peux vous dire combien de personnes ont claqué la porte ou sont venues à moi en larmes après avoir été corrigées ou avoir reçu des remarques condescendantes sur le plancher de danse. Les coupables doivent être informés/sensibilisés que leur comportement est blessant et inacceptable.

En même temps, rappelez-vous que le constant besoin d’enseigner ou de corriger votre partenaire en dit plus sur le « professeur » que sur « l’apprenant ». En tango, comme dans la vie, quand les choses ne vont pas comme prévu, on devrait d’abord regarder comment on peut s’ajuster pour améliorer la situation. Dansez tout simplement, acceptez la personne qui est dans vos bras comme il ou elle est dans le moment présent, tirez avantage de leurs forces et ne vous attardez pas à leurs faiblesses. Après tout, vous en avez-vous aussi.

De plus, même si vous êtes un/e débutant/e et que votre partenaire est avancé/e, n’encouragez pas ce type de comportement en lui demandant de la rétroaction sur le plancher de danse. Acceptez-vous au niveau que vous êtes et prenez conscience que vous avez le droit de simplement relaxer et savourer le moment, même si vous n’êtes pas encore « avancé/e ». Si vous pensez que votre partenaire est vraiment qualifié/e pour offrir une rétroaction utile, vous pouvez en demander lors d’une práctica ou lors d’une conversation hors de la piste de danse. Mais même là, à moins de parler avec un véritable professeur, prenez tout conseil avec un grain de sel.

Se sentir rejeté. Parfois vous ne dansez pas beaucoup et parfois vous n’avez pas l’occasion de danser avec les personnes avec lesquelles vous espériez danser.

C’est décevant quand vous vous habillez en beauté, que vous vous enthousiasmez pour la soirée à venir et qu’elle n’est pas à la hauteur de vos attentes. Peu importe qui vous êtes et votre niveau, ça va vous arriver à l’occasion. Moi aussi j’ai eu des mauvaises soirées au cours desquelles je me suis sentie ignorée et rejetée, où je me suis demandée pourquoi aucune de mes « miradas » n’avait fonctionné, et que je suis rentrée à la maison décontenancée et de mauvaise humeur, me demandant si je devenais trop vieille et peu attirante ou si j’étais simplement mauvaise et que je ne le savais pas.

Heureusement, il y a toujours de bonnes soirées pour contrebalancer les mauvaises. J’ai acquis assez d’expérience de vie et de perspective pour savoir que les mauvaises soirées relèvent plus de ma perception que de la réalité. Les mauvaises soirées ça arrive, et pour toutes sortes de raisons. Y avait-il plus de femmes que d’hommes? Étais-je cachée dans un coin ou étais-je souvent absorbée dans une conversation?

Ceci étant dit, si vous avez souvent l’impression de ne pas danser avec les danseurs avec lesquels vous aimeriez danser, il faut peut-être reconnaître qu’il est temps d’améliorer certaines de vos habiletés de danse. Oui, je crois que les danseurs avancés devraient parfois être plus généreux, mais je crois aussi qu’il est normal de vouloir danser avec des gens avec lesquels on prend plaisir à danser. Alors, si vous voulez recevoir plus de « miradas » et de « cabeceos » (les invitations traditionnelles non-verbales), travaillez à devenir un plaisir avec qui danser. Je pense que si chacun de nous dansait en gardant à l’esprit le plaisir de nos partenaires plutôt que le nôtre, nous aurions tous plus de plaisir en bout de ligne.

Finalement, souvenez-vous que de participer à une milonga ne se limite pas à danser le plus de tandas possible. C’est aussi rencontrer des amis, écouter de la belle musique et admirer les autres danseurs. Si vous vous ouvrez à toute l’atmosphère d’une soirée plutôt que de vous concentrer sur chaque tanda où vous restez assis, vous pourriez passer une très belle soirée même si vous ne dansez pas beaucoup. Vous pourriez aussi dégager une énergie plus positive, sembler plus approchable, et finalement danser davantage.

Comme couple 

Ce sujet mérite probablement un article en lui-même parce que le tango peut être très difficile pour les couples. Pour l’instant, disons que beaucoup de difficultés éprouvées par les couples se résument à deux principaux enjeux : la jalousie et la différence des rythmes d’apprentissage.

Je ne crois pas que le tango crée des difficultés de couple, mais il peut certainement amplifier les difficultés existantes.

C’est certainement le cas lorsqu’il est question de jalousie. Si vous êtes nouveaux au tango, il peut être déconcertant de voir l’amour de votre vie dans les bras d’une autre personne… et y prendre plaisir. Mais une fois que vous vous êtes vraiment intégré au tango, vous comprenez que pour la plupart des danseurs c’est une question de danse et rien de plus. L’intensité, la connexion et l’abandon ne quittent pas le plancher de danse. Si on cherche plus que la danse, ça n’a rien à voir avec le tango. Le tango peut tout simplement être le moyen choisit pour trouver ce qu’on cherche. Si votre relation est forte et que vous faites confiance à votre partenaire, le tango ne sera pas un problème. Si votre relation est fragile et que vous ne faites pas confiance à votre partenaire, le tango peut être un jeu dangereux, mais il n’est pas à blâmer.

Puis vient la frustration qui nait lorsqu’on apprend le tango ensemble mais qu’on n’évolue pas au même rythme, ce qui est presque toujours le cas. L’un ou l’autre des partenaires peut apprendre plus rapidement, mais souvent c’est le guideur qui porte le gros du blâme, de l’impatience et de la frustration des deux parties. Il est généralement accepté que les premiers stades d’apprentissage sont plus difficiles pour les guideurs. Les guidées qui possèdent une habileté naturelle à suivre peuvent avoir rapidement l’impression qu’elles dansent plutôt bien lorsqu’elles sont jumelées avec un guideur plus avancé. Mais pour les guideurs, il y a beaucoup de choses auxquelles penser et à comprendre dès le début, ce qui peut mener très tôt à de la confusion et à de la frustration. Les deux partenaires ont l’impression erronée que la guidée apprend plus vite ou danse mieux que son partenaire, alors les deux s’impatientent envers le rythme d’apprentissage du guideur. C’est plus tard que la réalité s’impose pour les guidées, lorsqu’elles réalisent que leur rôle devrait être tellement plus que de « juste suivre ». Tout ceci est fréquent et normal. Rappelez-vous simplement d’essayer d’être patient et généreux envers votre partenaire, parce que quoiqu’il arrive il ou elle est aussi en train d’apprendre et essaie certainement de faire de son mieux.

Récemment, je discutais avec des amis des effets du tango sur le couple et nous avons convenu à la blague que : « Si votre couple peut survivre au tango, votre couple peut survive à n’importe quoi! ». Ce n’est pas une grande campagne de marketing pour notre école de tango, mais ça reflète une certaine vérité.

Si la vie imite le tango et vice-versa, rappelez-vous que dans les deux cas, peu importe combien vous aimez quelque chose, ça ne peut jamais être positif tout le temps. Les moments difficiles sont là pour nous enseigner quelque chose et les grands moments sont là pour nous récompenser. Le tango, comme la vie, requiert un équilibre. Les moments difficiles contrebalancent les bons moments et nous aident à les savourer encore plus.

Maintenez le cap et travaillez fort. Vous vous améliorerez et peut-être même qu’un jour vous briserez le seuil de l’insaisissable niveau « avancé ». En cours de route il y aura des creux et des plateaux dans le processus d’apprentissage, de la frustration, des refus, de l’insécurité, de la jalousie, des moments gênants et des mauvaises soirées.

Tout ceci m’arrive encore et j’ai encore des journées où je me demande si je ne devrais pas tout abandonner. Évidemment je ne le fais pas parce que le tango apporte tant de chose dans ma vie… incluant m’endurcir la couenne avec un peu d’amour ferme à l’occasion.

Article précédent : Leçon no 6: La vérité du tango est… insaisissable.

Prochain article :
Leçon no 8: Guider et être guidé ne sont pas si différent.