Monday 17 August 2020

Vingt leçons de tango : Seizième partie : Quand les affaires rencontrent la communauté

N'est-ce pas plus amusant lorsqu’un plus grand nombre danseurs se réunissent?

Traduit par François Camus

En 2017 j'ai souligné mes 20 ans en tango en écrivant une série de 20 articles, ou leçons, que j’ai apprises en dansant cette danse, en enseignant cet art et en gérant cette entreprise.

Quand j’ai écrit cet article, la situation du tango à Montréal était bien différente que ce qu’elle est maintenant, en 2020. Présentement on est en pleine pandémie COVID-19 et le tango social n’existe presque pas depuis cinq mois. Il y a seulement 3 ou 4 écoles de tango qui ont pu rouvrir leurs portes – de façon très limitée – jusqu’à date et il ne peut toujours pas avoir de milongas. D’ici six mois ou un an, en aura t-il? Espérons que oui, et espérons que les organisateurs et la communauté se respecteront et se soutiendront mutuellement pour que le tango survivra à cette période difficile et devienne un jour le monde vibrant qu'il était autrefois.

Leçon n ° 16. L’industrie du tango et la communauté du tango ne coexistent pas toujours sans heurt.

En tant que propriétaire d'entreprise depuis maintenant 12 ans, j'ai beaucoup de réflexions et d’émotions à ce sujet, lesquelles ne sont évidemment pas complètement impartiaux. Je voulais aborder cette question parce que je pensais que la communauté en général pouvait bénéficier d’en prendre conscience.

Comme je l'ai mentionné dans le premier article de cette série, il y a une vingtaine d’années, lorsque je débutais en tango, on pouvait déjà danser sept soirs par semaine à Montréal. La plupart des soirs, il n'y avait qu'un seul endroit où danser, donc les gens savaient où allaient être leurs amis et une grande part de la communauté se retrouvait dans la plupart des milongas.

De plus, toutes les milongas étaient gérées par des écoles de tango. Ce qui signifiait entre autres, que les propriétaires d'écoles qui travaillaient dur pouvaient compter sur un supplément décent à leurs revenus d'enseignement pour aider à payer leur loyer.

Tout cela a commencé à changer il y a une douzaine d'années. Tout d'abord, c'est à cette époque que la scène du tango de Montréal a commencé à s'étendre au-delà du centre-ville. Alors que toutes les milongas se trouvaient autrefois dans le secteur allant du Plateau au centre-ville, de nouvelles écoles, dont la mienne, ont commencé à germer dans les quartiers périphériques et les banlieues. Cela signifiait que les danseurs qui vivaient en dehors du centre-ville avaient soudainement plus de choix. Nous pensions que nous n'aurions pas beaucoup d'effet sur les écoles et les milongas existantes parce que nous étions géographiquement éloignés d'eux, mais la réalité était que, bien sûr, nous avions un effet sur eux. En même temps, puisque nous offrions des cours de tango dans de nouveaux quartiers, nous suscitions également un nouvel intérêt pour le tango et attirions de nouveaux danseurs dans la communauté, l'aidant ainsi à se développer.

Ensuite ont commencé les événements « neutres », des milongas qui n'étaient liées à aucune école en particulier. De nombreux danseurs ont adoré ce nouveau concept, car il signifiait que les gens provenant des différentes écoles et milongas pouvaient se réunir au même endroit, rencontrer de nouvelles personnes et découvrir de nouveaux danseurs. Mais au plan commercial, ce n'était pas aussi positif pour les écoles. Étant donné que toutes les soirées étaient déjà occupées par des milongas organisées par les écoles, les nouveaux événements organisés par des organisateurs indépendants ont eu un impact significatif sur les événements réguliers qui avaient lieu les mêmes soirs.

Ensuite il y a eu la propagation des festivals et des marathons, ce qui n'est nullement un phénomène propre à Montréal. Il y a quelques années, il y avait trois grands festivals à Montréal ainsi qu'une poignée de plus petits, en plus d’au moins trois marathons. C'est beaucoup de compétition pour les événements réguliers et c’est attendre beaucoup de grosses dépenses de la part de la communauté. C'était clairement plus que ce que notre ville pouvait soutenir, car de nombreux événements ont cessé leurs activités dans les années suivantes. L’année passée il n'y avait que deux festivals majeurs et un seul marathon d’une durée d’un week-end complet.

De nombreux organisateurs indépendants ne sont pas des enseignants et ne gèrent pas d'écoles. Ils ne contribuent donc pas à augmenter la population de danseurs de tango comme le font les écoles. Et pour ceux d'entre nous dont les milongas soutiennent nos écoles, à la fois socialement et financièrement, il est frustrant de travailler pendant des années à enseigner et à former des danseurs qui augmentent la communauté du tango pour voir quelqu'un lancer une milonga le même soir que la nôtre et faire tout ce qu’ils peuvent pour inciter nos étudiants et nos clients à se rendre à leur événement.

Sans oublier le fait que les loyers commerciaux sont exorbitants et que Montréal a récemment été déclarée la pire ville au Canada où diriger une petite entreprise. 

En 2017, juste avant que je publie la version originale de cet article, une école de tango bien connue avait fermé ses portes après une décennie d'activité. Bien qu'il y ait eu toutes sortes de spéculations sur ce qui avait précisément causé sa chute, la multiplication exponentielle des milongas et des événements en a sans aucun doute été un facteur majeur. Les milongas et les événements spéciaux peuvent aller et venir, mais si cela fait que les écoles sont obligées de fermer leurs portes, ce ne sera pas une bonne chose pour la communauté. Je crois que l'une des plus grandes forces de Montréal est la qualité et l'expérience de ses enseignants. Comme mon partenaire me l'a dit récemment, les événements de danse sociale répondent au plaisir des danseurs présentement disponibles sur le marché, ce qui est important, mais les écoles forment les danseurs du futur, assurant la survie à long terme de la danse et de la communauté.

Avec la multiplication des événements supplémentaires, la fréquentation des milongas hebdomadaires régulières des écoles a souffert, devenant au mieux irrégulière. Alors de nombreuses écoles ont commencé à offrir des prácticas et des milongas supplémentaires en soirée et en après-midi, certaines accueillant jusqu'à cinq activités de danse par semaine. Cela signifie qu'elles rivalisent de plus en plus les unes avec les autres et diluent encore plus la communauté. Mon école organise une milonga hebdomadaire le vendredi depuis plus d’une décennie maintenant. Il y a habituellement un ou deux autres événements réguliers les vendredis soirs, ce qui n'est pas fou un soir de week-end dans une ville de tango. Mais dernièrement, j'ai parfois compté jusqu'à cinq événements se produisant le même vendredi. Bien sûr, cela me touche personnellement et financièrement. De mon point de vue, c'est trop, mais la partie de moi qui s'efforce d'être objective et de voir les choses du point de vue du public y voit un problème aussi. Est-il vraiment avantageux d’avoir à choisir parmi tant d'options et que nos amis et partenaires de danse soient aussi confrontés à de tels choix? Ne serait-il pas plus amusant de réunir plus de danseurs au même endroit?

De toute évidence, une société capitaliste et un marché libre signifient le droit et la liberté de faire tout cela. La situation se résume ensuite à la survie des plus forts, et beaucoup haussent les épaules et disent : « Qu'il en soit ainsi » ou « Vous avez juste à le prendre ». Mais est-ce que cela rend les choses justes ou même bonnes pour la communauté qui est, encore une fois, de plus en plus diluée?

Un organisateur m'a justifié l'ouverture de sa nouvelle milonga un soir déjà saturé en disant qu'il s'adressait à une « clientèle différente ». Un autre organisateur a astucieusement souligné qu'il s'agissait là d'un euphémisme pour désigner les danseurs avancés et plus jeunes qu'il cherche à attirer. Encore une fois, n'importe qui a le droit de créer un nouvel événement et de cibler un public spécifique, mais le tango n'est-il pas censé être la danse du peuple? Ce qui signifie pour moi tous les danseurs, nouveaux et expérimentés, de niveau moyen et très avancé, jeunes et vieux.

Personnellement, j'aimerais voir plus de jeunes dans le tango et attirer les plus jeunes est un défi que beaucoup d'entre nous tentent de relever depuis des années, mais je ne veux pas d'une communauté ségréguée où les « jeunes » danseurs se tiennent ensemble et tout ceux de plus de 40 ou 50 ans sont considérés comme trop vieux ou indésirables. Bien que j’étais encore dans la vingtaine quand j'ai commencé à danser le tango, une des choses qui m'attiraient déjà à l'époque était le fait que c'était une danse pour tous les âges et que je ne me sentirais pas trop vieille une fois que j’aurais atteint 40, 50 ou bien au-delà.

Une part de cette situation relève de la taille de la ville et, bien sûr, de la taille de la communauté de tango elle-même. Dans une très petite ville avec une très petite population de tango, le sens de la communauté a tendance à être très fort et à peu près tout le monde travaille ensemble d'une manière ou d'une autre. Dans une très grande ville avec une très grande population de tango, comme Buenos Aires ou Paris par exemple, il y a tellement de danseurs que de proposer plusieurs événements est inévitable, voire nécessaire, et a probablement peu d'impact sur la compétition. Montréal se situe quelque part entre les deux. Nous sommes d’une certaine grosseur, et le tango est assez populaire, mais nous ne sommes pas une grande ville européenne ayant d'autres villes et pays tout autour avec lesquels échanger des danseurs, et nous ne sommes certainement pas Buenos Aires. Quoi qu'il en soit, j'ai entendu dire que la prolifération des marathons et des encuentros en Europe a forcé certains des plus connus à cesser leurs activités et que même à Buenos Aires, les organisateurs tentent de trouver de nouvelles façons de s'entraider en ces temps difficiles.

Une solution apparemment évidente, bien sûr, est que les écoles d'ici se réunissent et parviennent à une sorte d'accord ou même à une sorte d'association. Ce sujet a déjà été soulevé dans le passé. Il y a quelques années, un groupe d'entre nous a essayé de former une sorte d'alliance, mais cela n'a pas fonctionné à long terme, pour toutes sortes de raisons.

Personnellement, je considère la situation récente des milongas à Montréal comme du chacun pour soi, et je ne crois pas qu’il y ait de solution facile. Là encore, c'est peut-être un problème plus important de mon point de vue personnel que du point de vue du public. Je suis mal à l'aise avec l'idée que la communauté du tango devienne un monde férocement concurrentiel, car je pense que le sens de la communauté sera alors perdu et aussi, je dois l'admettre, car cela rend ma précieuse entreprise plus vulnérable. Là encore, les affaires sont les affaires, diraient certains, et c'est à chacun de nous de lutter pour sa propre survie.

Maintenant, en 2020, les écoles luttent pour leur survie à cause d'une toute nouvelle raison au delà de notre contrôle. On ne sait pas ce qu’aurait l’air le tango à Montréal ou dans le reste du monde dans une année ou deux, mais pour terminer, je voulais mentionner que la communauté du tango s'est vraiment mobilisée pour nous offrir son soutien, financier ou autre. Nous sommes reconnaissants et grâce à notre communauté, ça se peut bien que nos entreprises en sortent de l'autre côté.

Article suivant : Leçon n° 17. Le tango n'est pas pour tout le monde.

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