Sunday 15 March 2015

Un point de vue différent sur la musique de tango


Traduit par André Valiquette
Read the original English version here.

J’aime le tango. J’aime les mouvements, la connexion, la conversation, le sens de l'abandon et, bien sûr, la musique.

Je suis une danseuse et, comme bien d’autres avant moi, j’ai découvert la musique de tango par la danse. Pendant mes dix premières années de tango, je me suis toujours arrangée pour être sur le plancher de danse, que ce soit pour danser, pour enseigner ou pour donner une démonstration. Mais depuis que j’ai lancé ma propre école et une milonga il y a sept ans, je me suis surprise à éprouver une grande passion pour jouer le rôle de DJ. J’ai été étonnée de découvrir toute la satisfaction que je pouvais ressentir en étant assise derrière la console et en amenant les autres sur la piste.

J’aime être DJ pendant la milonga elle-même, mais j’ai du plaisir aussi à la préparer. Je prends souvent mon temps pour rechercher, rassembler ou choisir des pièces musicales – alors que je devrais m’occuper d’engagements plus pressants! Je commence par me dire que je vais seulement vérifier les dates de quelques enregistrements connus de Donato... et trois heures plus tard, je suis encore en train de télécharger, compiler, évaluer, classer ou planifier de nouvelles tandas pour ma prochaine milonga. Et j’ai ensuite ma récompense... de ressentir de la satisfaction quand la musique amène chaque danseur sur le plancher pour une belle tanda de valse, ou quand six personnes viennent tour à tour me demander des détails sur une tanda vraiment intéressante de tango alternatif.

Oui, vous m’avez bien lu : du tango alternatif. Je présente aussi de la musique alternative et je n’ai pas honte de le dire! Même si parfois j’ai l’impression que je devrais.

Ces derniers mois, j’ai pris connaissance de quelques discussions sur le web à propos de la musique alternative. Deux conversations ont été lancées par des danseurs qui remarquaient que les DJ de leur région ne présentaient pas vraiment un grand choix musical. Bon, après quelques remarques de danseurs qui avaient la même impression, les attaques ont commencé. Ce qui m’a surprise, ce n’étaient pas les différences de goût ou d’opinions entre le camp des « gardiens de la tradition » et celui des « nuevo toujours plus »; la variété des goûts est une bonne chose et n’a pas à nous surprendre. Ce qui me dérange, par contre, c’est l’attitude dédaigneuse affichée par certains qui ont un penchant « puriste » contre ceux qui apprécient aussi le courant alternatif. Sans compter le mépris exprimé par certains DJ pour le grand public des danseurs, en particulier pour les danseurs moins expérimentés.

J’ai pas mal réfléchi à ce qui me dérange dans cette posture et, aussi, pourquoi moi-même je préfère penser et danser en dehors des chemins tracés, de temps en temps.

Il m’est arrivé de lire un message d’un DJ de tango qui déclarait avec fierté n’avoir JAMAIS fait jouer une chanson demandée par un danseur. Jamais. J’étais estomaquée, parce je crois vraiment que, comme DJ, nous sommes là pour les danseurs : pour leur apprendre quelque chose, bien sûr; pour élargir leurs horizons, sûrement; mais aussi, tout simplement, pour leur faire plaisir.

Est-ce qu’un DJ devrait faire jouer n’importe quoi qui lui est demandé? Bien sûr que non. Quant à moi, je me dois de connaître une chanson et de l’apprécier pour la faire jouer, sans oublier qu’elle devrait aussi pouvoir s’insérer dans une tanda et dans l’ambiance générale de la milonga; alors ce ne sont pas toutes les demandes qui sont acceptables. Mais certaines le sont! Mieux, elles m’inspirent parfois pour renouveler des tandas, quitte à surprendre les danseurs et moi également. Et mon répertoire n’est certainement pas coulé dans le béton avant le début d’une milonga. Je tiens compte d’un cadre général, en n’oubliant pas que même le meilleur plan peut évoluer. Est-ce qu’un bon DJ ne devrait pas s’adapter à l’ambiance de chacune des milongas? N'est-ce pas pour cela qu'on a de vrais DJ, et non pas des listes de lecture préfabriquées?

Si nous dansons le tango, nous devrions aimer - ou au moins apprécier - la musique de tango. Pour ma part, j’aime la musique de tango passionnément, mais comme danseuse et DJ, j’ai envie d’expérimenter de temps en temps des rythmes alternatifs, du tango nuevo dans toutes ses variantes jusqu’au blues, jusqu’à la musique pop et d’autres genres musicaux. Le fait est que je n’aime pas seulement la musique de tango, j’aime simplement la musique. À titre de danseuse de tango qui aime une grande variété de genres musicaux, je m’amuse de voir quels sont les types de musiques que je peux danser, tout en ressentant que je danse le tango. Quels que soient mes goûts et mes envies du moment, je ressens chaque chanson différemment et c’est ce que j’exprime quand je danse. Et d’après mon expérience des milongas où j’ai été DJ, je ne suis pas la seule.

Autant je crois que tous les types de danseurs ont leur place dans le monde du tango, autant les genres musicaux ont tous un rôle à jouer. À côté du danseur expert qui a une technique sûre, il y a le danseur sans prétention qui a des mouvements entraînants et va amener toutes les femmes à vouloir faire au moins une tanda; ce danseur-là contribue à quelque chose d’important dans une milonga, en amenant un grand nombre de gens à s’amuser et à se sentir bien.

C’est le même phénomène pour la musique : quelques orchestrations contemporaines ne sont pas habitées par le souffle d’un classique de Juan D'Arienzo et Alberto Echagüe ou bien dépassent les frontières strictes du tango. Mais si elles font plaisir aux gens et les amènent à danser davantage et à s’amuser, ne méritent-elles pas un minimum de respect, tout comme ceux qui les dansent et les DJ qui osent les faire jouer?

Que vous la détestiez, la tolériez ou l’aimiez, la musique moderne de tango sert à coup sûr un important objectif : il rend la musique de tango davantage accessible au grand public. De la fusion expérimentale de groupes comme Gotan Project et Otros Aires aux orchestrations modernes du répertoire classique de groupes tels Unitango et Sexteto Milonguero, la riche sonorité de ces orquestas contemporains sont plus accrocheuses pour les oreilles non entraînées d’un danseur novice que les vinyles usés du répertoire classique. Avec 18 ans d’expérience de danse en tango argentin, je sais bien que nos goûts changent et évoluent avec le temps et que notre sensibilité aux subtilités complexes du tango de l’Âge d’or ne pourra que s’approfondir. Mais cela ne veut pas dire que tout ce qui a été réécrit après 1960 ne mérite pas plus qu’un rejet prétentieux, ou que les goûts des danseurs débutants et intermédiaires ne devraient pas être écoutés.

J’aime toujours plus les tangos classiques de l’Âge d’or et je ne me lasse pas de les connaître ou de les redécouvrir. Mais je crois aussi que le tango moderne mérite d’être diffusé dans les milongas, parce que ce sont les musiciens d’aujourd’hui qui font évoluer la musique. Tout comme les meilleurs tangueros, à mon sens, ont de solides assises techniques, mais se permettent des fantaisies de temps en temps pour surprendre et amuser leurs partenaires, les meilleures – et les plus amusantes – milongas sont basées sur le répertoire classique, avec des morceaux surprenants, de temps en temps, pour faire réagir et divertir les danseurs.

Tout au long de l’histoire, les changements et l’évolution ont rencontré de la résistance au nom de la crainte d’altérer la pureté de ce à quoi les gens étaient habitués. Mais finalement, ce qui n’évolue pas finit par mourir. Je crois que nous pouvons respecter la riche et belle histoire du tango en lui permettant de respirer, de grandir et de survivre.